Le sort des infirmières décédées durant ou après la guerre d’une mort non imputable à leur service pose toujours question de leur intégration sur un mémorial comme ce site. Yvonne SCELLES, épouse BOUJONNIER, décède 16 mois après l’armistice et pourtant son décès est intimement lié à la guerre.
Une famille de magistrats
Yvonne SCELLES nait le 22 juillet 1872 à Saint-Valéry-sur-Somme (80). Elle est la fille de Raoul Ernest François SCELLES, propriétaire et de Jeanne DECLE son épouse.
Le 22 septembre 1891 elle épouse à Saint-Valéry-sur-Somme Charles Maurice Albert BOUJONNIER, avocat. Le père d’Yvonne est alors banquier, ancien président du Tribunal de Commerce. L’époux est avocat au barreau d’Abbeville depuis 1885. Sa carrière va le mener au poste de bâtonnier, puis en politique où il devient conseiller municipal (1896) avant de devenir adjoint au maire d’Abbeville (1912).
Deux filles agrandirent la famille BOUJONNIER : Madeleine née en 1893 et Marcelle en 1895.
Parallèlement, M. BOUJONNIER exerce les fonctions de président du comité SSBM (Société de Secours aux Blessés Militaires) d’Abbeville.
La guerre des BOUJONNIER et la disparition de Madame
Au déclenchement de la guerre, Charles BOUJONNIER, âgé de 52 ans n’est pas mobilisé. Il ne reste pas inactif pour autant car ses fonctions au sein de la SSBM locale lui font diriger durant 5 ans l’Hôpital Auxiliaire n°2 ainsi que la cantine de la gare d’Abbeville. Tout porte à croire qu’Yvonne, alors engagée comme infirmière volontaire sert également auprès de lui.
L’Hôpital Auxiliaire est alors installé dans le couvent des Dames de Saint-Joseph, Chaussée du Bois.
La guerre s’achève, la vie reprend son cours.
Le 10 mars 1920 Mme BOUJONNIER souhaite se rendre au théâtre d’Abbeville pour assister à une représentation en soirée. Elle se rend en ville, achète ses places. Inquiet de ne voir son épouse rentrer le soir venu, M. BOUJONNIER alerte les autorités. Les recherches s’engagent mais Yvonne reste introuvable.
Le 11 mars 1920, les recherches entreprises suite au signalement de la disparition de Mme BOUJONNIER sont toujours infructueuses.
Le 12 mars 1920, 16h30. Des ouvriers pénètrent dans les anciennes fortifications d’Abbeville, au lieu dit « Le Carré de Six ». Il y découvrent le cadavre d’une femme atrocement mutilée. Aussitôt alertée, la police d’Abbeville fait le lien avec la disparition de l’ancienne infirmière. La malheureuse a été tuée à coups de pierres, de sacs de terre. Ses bijoux et valeurs ont disparu. L’autopsie révèle que la mort est survenue le 10 mars, jour de sa disparition.
Le 13 mars 1920, les inspecteurs de la 16e brigade mobile commencent leur enquête et entendent de nombreux témoins. Une piste de dessine…
Maurice DUCOLLET
Maurice Emile Alfred DUCOLLET nait le 24 mai 1898 à Clermont (60). Il est le fils de Léopold Théodule, journalier et de Marie Emelie TRONCHET sont épouse. Orphelin à 8 ans, Maurice est élevé chez ses grand-parents.
En août 1914, il a 16 ans. Trop jeune pour s’engager officiellement, DUCOLLET suit toutefois un régiment. Il devient ainsi un adolescent combattant décrit dans le livre de Manon Pignot comme victime de la « solitude de l’orphelin ».
Le jeune homme attendra d’avoir 17 ans et 4 jours pour officialiser sa situation et contracter un engagement volontaire pour la durée de la guerre. Il choisit de servir au 20e régiment de Dragons qu’il rejoint le 29 mai 1915, à moins qu’il ne s’agisse du régiment qu’il suit depuis plusieurs mois maintenant. Il ne reste pas cavalier longtemps car dès novembre 1915 il passe au 308e régiment d’infanterie, puis enfin au 401e régiment d’infanterie en janvier 1917.
En octobre 1917, il est blessé (peut-être lors de l’attaque du 27 octobre), et hospitalisé à Abbeville. Il y est soigné par une infirmière, Mme BOUJONNIER, qui se prend d’affection pour ce jeune orphelin combattant, et, apitoyée lui remet des sommes d’argent avant de devenir sa marraine de guerre. Sans le savoir, elle scelle son sort.
Finalement démobilisé en juillet 1919, Maurice DUCOLLET, 21 ans, aura tutoyé la mort durant plus de 4 ans.
De retour à la vie civile, Maurice se marie le 27 septembre 1919 à Marie Félicie CABALOU à Asson (64), puis le couple part vivre à Talence (33). Il tait ce mariage à sa marraine de guerre et continue de profiter de ses cadeaux.
L’enquête et les aveux
Le 7 mars 1920. Maurice DUCOLLET quitte Talence et se rend à Abbeville en train afin de soutirer de l’argent à sa bienfaitrice.
Le 8 mars 1920, midi. L’ancien soldat quitte la gare d’Abbeville et se met à la recherche de Mme BOUJONNIER.
Le 9 mars 1920. L’homme finit par retrouver sa marraine qui lui remet 5 francs. Un autre rendez-vous est fixé pour le lendemain afin de remettre une somme plus importante à DUCOLLET.
Le 10 mars 1920. Après avoir acheté ses place de théâtre, Yvonne se rend au rendez-vous fixé avec son filleul. Tardant à lui remettre l’argent réclamé, DUCOLLET frappe sa protectrice, et dans un moment de rage qu’il dit ne savoir expliquer, s’acharne sur son corps. Il prélève alors les objets de valeur sur le corps de sa victime et rentre à Talence.
Le 9 avril 1920. La traque de Maurice DUCOLLET débutée un mois plus tôt s’achève par sa capture. Il avoue le crime de son infirmière-marraine. La perquisition menée à son domicile permettra de retrouver une partie du butin, le reste ayant été revendu. L’accusé est alors incarcéré au fort du Hâ dans l’attente de son procès.
Le procès
Le 26 juillet 1920. Début du procès DUCOLLET. L’accusé est défendu par Maître JUMEL, bâtonnier de l’Ordre des Avocats d’Amiens. D’apparence frêle, il arbore sa croix de guerre pour comparaître. Cette décoration n’est pas mentionnée sur sa fiche matricule1. DUCOLLET, revenu sur ses aveux, nie à l’audience les faits de meurtre et affirme que son ancienne infirmière lui a donné ses bijoux volontairement. Son défenseur s’appuie sur des doutes concernant l’heure de la mort pour tenter de dédouaner son client.
Après 30 minutes de délibérations, le meurtrier obtient des circonstances atténuantes auprès du jury et sauve donc sa tête. Maurice DUCOLLET est condamné aux travaux forcés à perpétuité pour meurtre et vol au bagne de Cayenne. La peine est confirmée après le rejet de son pourvoi en septembre 1920. Embarqué en jullet 1921 à bord de la Martinière, DUCOLLET quitte la forteresse de l’Ile de Ré pour Saint-Laurent-du-Maroni.
Affecté à la menuiserie, DUCOLLET vit du fruit de son travail mais sa conduite est jugée mauvaise.
Le 8 décembre 1921 le bagnard s’évade, mais est repris le 03 janvier 1922. Nouvelle évasion le 12 septembre 1922, de nouveau repris le 20 du même mois. Pour ces faits le Tribunal Maritime Spécial le condamne à 2 ans de réclusion supplémentaires.
Le 19 décembre 1927, Maurice DUCOLLET s’évade à nouveau. Cette fois, il ne sera pas repris2.
En conclusion…
L’engagement des infirmières durant la Première Guerre mondiale est protéiforme. Soignant les corps et les coeurs, certaines sont devenues marraines, voire fiancées ou épouses des patients dont elles s’occupaient. Mme BOUJONNIER faisait partie de ces femmes, malheureusement pour elle son filleul profita de sa position allant jusqu’à la tuer. Dans leur cas, si la guerre n’est pas la cause de leur perte, elle en est la conséquence.
Sources :
Lien vers la fiche d’Yvonne SCELLES
« L’appel de la guerre, Des adolescents au combat, 1914-1918 » de Manon Pignot, éditions Anamosa
Archives Départementales de la Somme, de l’Oise et les ANOM
Fiche Wikipedia sur le navire-prison La Martinière : ICI
Journal de Marche et Opérations du 401e RI relatant l’attaque du 27 octobre 1917 : ici
le Progrès de la Somme du 14/03/1920, 14/07/1920, 27/07/1920
La Gironde du 09/04/1920
Le Grand Echo du Nord de la France du 27/07/1920
Le Temps du 28/07/1920
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