Cette biographie a été rédigée par Monsieur Alain GIROD et publiée initialement auprès de la S.A.C.S.A.M.1

Châlons-sur-Marne, automne 1926

Une grande et frêle silhouette toute de noir vêtue se déplace dans les allées du cimetière militaire de Châlons. A chaque pas elle se penche vers une croix pour déchiffrer le nom qui y est inscrit. Dans ses mains un bouquet se flétrit.

Mais Dieu qu’il est vaste ce cimetière qui rassemble près de 5000 malheureuses tombes !

Il y a 10 ans à peine, la guerre produisait encore son compte de victimes et 10.000 croix étaient plantées dans ce qui, naguère, était encore des jardins d’ouvriers. Depuis, la « loi du retour » l’a vidé et ne reste que ceux dont les familles ont confié leur enfant à l’état. Au loin la ville en reconstruction bruisse de mille et une résonnances qui contrastent avec le silence pesant qui enveloppe ce grand champ de croix.

La nuit commence à envahir ce jardin de morts et Marie-Anne Wilhelmine ONRAËT se désespère de ne pas toucher au but de sa visite. Pas âme qui vive pour la renseigner, la guider utilement. Mais où est donc le gardien dont on lui a dit qu’il pourrait l’aider dans sa recherche ?

Enfin, déçue et peinée de ne pas avoir trouvé la sépulture de sa fille Jeanne, elle quitte le cimetière, dépose en sortant son bouquet au pied du Monument aux Morts et reprend la route pour la Bretagne où elle réside.

AD 51, Cimetière militaire de Chalons, cote 2 Fi 108/525

La Vie en Inde

Jeanne Marie Louise ONRAËT est née le 6 décembre 1880 à Morar, cantonnement militaire et de services de la ville de Gwalior, en Inde anglaise. Jumelle de Daisy, elle est la cinquième d’une fratrie (après Franck Henry, Gaston, Jean Marie Fortuné), qui s’agrandira encore de 4 enfants : Julie, René, Irène et Philippe. Ses parents, Henri-Félix ONRAËT et Marie-Anne Wilhelmine de Goutière, sont issus de familles installées en Inde depuis plusieurs générations et affairées à la culture de l’indigotier. Henri-Félix est né à Bhagalpur (Etat du Bihar) le 26 septembre 1842. Il s’est marié le 25 septembre 1871 à Bénarès (aujourd’hui Varanasi) avec Marie Anne Wilhelmine .

La vie en Inde est très difficile, les cultures d’indigo se faisant dans des contrées éloignées des villes. Les déplacements sont longs, effectués essentiellement par la voie fluviale, sur le Gange et ses affluents. La France a perdu son duel avec les britanniques qui règnent en maître sur tout le territoire. C’est dans ce contexte qu’Henri-Félix entre au service du Maharaja Jayagi Rao Scindia, à Gwalior, dans le cadre de l’East India Company. A partir de 1875, Henri-Félix y occupe le poste de « Soobah » (collector) et est chargé de collecter les impôts, maintenir l’ordre et délivrer la justice.

C’est dans cette ville que naîtront Jeanne, et Daisy, en 1880, et leurs 4 frères et sœurs : Julie (1882), René (1887), Irène (1889) et Philippe (1894).

En 1886, Jeanne a six ans… Le Marahaja SCINDIA décède et de nombreux troubles éclatent ; Henri-Félix est alors nommé Inspecteur Général de la police de la région de Gwalior.

Henri-Félix et Marie Anne Wilhelmine ONRAËT élèvent leurs enfants comme ils le peuvent et cette jeunesse née en Inde fait ses études en Europe : France, Angleterre, Belgique et en Irlande. Jeanne, Daisy et Julie font ensemble leur scolarité à Londres puis en France, au Sacré Cœur de Bordeaux (Gironde).

Vers 1897, Henri-Félix se sentant très fatigué revient en famille en France pour quelques semaines de vacances afin de trouver un endroit où il pourrait, à la retraite, profiter d’un repos salvateur.

Malheureusement, le patriarche ne profitera pas de sa retraite ; de retour en Inde, fatigué, usé par des années de labeur, il meurt à Ujain (état de Madhya Pradesh) le 16 mai 1899 et est inhumé à Mhow.

Dès lors, n’ayant plus de raison de rester en Inde, Marie-Anne Wilhelmine ONRAËT et plusieurs de ses enfants rentrent en Europe et s’installent, tout d’abord à Rennes, puis à Saint-Servan-sur-Mer (Boulevard Douville). Leur vie est alors celle de la bourgeoisie, très certainement aux services d’œuvres diverses et ponctuée par le suivi des études des plus jeunes enfants. En leur compagnie vit Marthe de Goutière, sœur de Marie, veuve, et ses trois derniers enfants. En   1904, celle-ci s’engage à la Société de Secours aux Blessés Militaires (S.S.B.M.) . Sans doute cela marquera-t-il un tournant dans la vie de Jeanne.

A Saint-Servan, « petite ville paisible et gracieuse, demi-champêtre et demi-maritime, nonchalamment assise sur ses cinq collines, en face de son heureuse rivale (Saint Malo) » la famille ONRAËT s’est regroupée autour de Marie Anne Wilhelmine. La maison du Boulevard Douville devient le lieu de retrouvailles des frères et sœurs avant qu’ils ne partent faire leurs vies à travers le Monde : Inde, Canada, Angleterre, Singapour…

La Grande Guerre

La déclaration de guerre survient. Jeanne, infirmière bénévole de la Société de Secours aux Blessés Militaires, est affectée à l’Hôpital Auxiliaire n° 1 de Saint-Servan. Elle se fait vite remarquer et apprécier ; elle a l’estime de ses chefs, l’affection de ses camarades et la considération des malades qui lui sont confiés. En juillet 1916, moment d’accalmie, elle retrouve sa famille lors du mariage d’Irène, sa cadette, avec le comte Ladislas de Beaussier, engagé au 10e Régiment d’Artillerie

La famille ONRAËT reste en contact, dans la mesure où le service postal le permet, avec Marthe de Goutière, infirmière-major, qui, au Maroc au début du conflit, mute à l’hôpital Saint-Jacques de Besançon (Doubs), puis à Sainte-Ménéhould (Marne) enfin à Salonique (Grèce). Pour sa part, Jeanne exerce à Saint-Servan jusqu’en avril 1917 à l’Hôpital Auxiliaire n°1 (Maison de famille et communauté « Les Corbières », rue Jeanne Jugan) et en juin de la même année prend service à l’Hôpital Complémentaire 19 établi dans les bâtiments de la caserne Février de Châlons- sur-Marne.

Photographie issue du site www.duboysfresney.fr

A Châlons-sur-Marne, la caserne Février (du nom d’un général commandant le 6e Corps d’Armée à Châlons de 1883 à 1888), que découvre Jeanne ONRAËT a été construite de 1913 à 1915 afin de faire face à l’arrivée de formations d’infanterie liée à l’augmentation des effectifs suite à l’application de la loi des 3 ans.

Dès le 14 octobre 1914 il devient l’Hôpital Complémentaire n° 19 afin d’accueillir le nombre important de blessés découlant des combats du front de Champagne, très proche, mais surtout il se dote d’un important service pour maladies contagieuses, un service de psychiatrie et de neurologie.

Sa capacité d’accueil variera de 745 à 1045 lits (Il fermera ses portes le 31 mai 1919). La ville a été très souvent bombardée par les Allemands : attaques aériennes et d’artillerie. De nombreux quartiers sont en ruines et les hôpitaux de la ville accueillent de nombreux blessés, militaires et civils. Mais c’est dans le service des contagieux qui accueille quantité de malades qu’est affectée Jeanne.

Le service aux contagieux est constitué de nombreuses salles où l’hygiène et le confort sont loin d’être irréprochables. Mais, malgré les désagréments, Jeanne prend sa tâche à cœur car elle aime le contact, tant avec ses nombreuses collègues de la S.S.B.M., qu’avec les médecins, les infirmiers, les malades. Là aussi elle fait l’unanimité pour son travail, ses qualités de cœur et d’esprit, son zèle remarquable.

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En janvier 1918, sa nomination au grade d’infirmière titulaire de 2e classe est accueillie avec plaisir par tout le personnel et ses camarades de l’hôpital. Certainement en a-t-elle fait part avec fierté à tous les siens et en particulier à sa tante, désormais en poste à l’ambulance 13/21 (Groupe chirurgical Revel) à Koritza, en Albanie.

Au printemps, une maladie que l’on assimile à une grippe saisonnière survient et fait quelques victimes. A vrai dire, les premiers cas mortels d’infection respiratoire sont apparus fin 1916-début 1917 aux Etats-Unis et au Camp britannique d’Étaples (Pas-de-Calais). Mais c’est pourtant l’Espagne, non impliquée dans le conflit, qui lui attribuera son nom, « la grippe espagnole », ce pays étant le premier à diffuser librement des informations sur cette pandémie grippale due à une souche H1N1, particulièrement virulente et contagieuse.

A Châlons-sur-Marne, les premières apparitions du virus touchent quelques militaires hospitalisés à la caserne Février.

En mars 1918, une méningite cérébro-spinale est détectée chez Jeanne. Alitée plusieurs jours, aux portes de la mort, les médecins font le maximum pour la sauver. Enfin, quand apparait une amélioration de son état, elle part en convalescence à Saint-Servan.

Bientôt, Châlons-sur-Marne étant toujours la cible des avions ennemis, l’hôpital Février ferme : les malades sont déplacés. La ville, pratiquement vide de ses habitants, vit dans l’angoisse des bombardements aériens qui, malgré la présence d’une pièce d’artillerie anti-aérienne installée rive-gauche sur les hauteurs, visent tous les quartiers. Ainsi, durant le mois de mars, les bombes tuent 62 personnes dont 42 dans la même cave abri, rue Titon. Aux raids aériens s’ajoute le pilonnage continuel de l’artillerie allemande par obus de gros calibres. Les ruines s’amoncellent.

AD 51 – Album souvenir de Châlons-sur-Marne – cote 63 Fi 4

Pas un quartier n’est épargné et plusieurs fois les hôpitaux ont à subir ces foudres d’acier qui provoquent des dégâts considérables et un nombre important de victimes civiles qui s’ajoutent aux nombreux militaires qui décèdent, de maladie ou des suites de leurs blessures.

Le cimetière militaire ne cesse de s’agrandir et la municipalité est dans l’obligation d’exproprier des jardins ouvriers pour trouver de la place et poursuivre les inhumations auxquelles procèdent les soldats du 36e Régiment d’Infanterie Territoriale. Ces soldats les plus âgés, en garnison à Châlons depuis le début du conflit, côtoient chaque jour la population et l’épaulent dans les coups durs.

C’est durant la convalescence de Jeanne que parvient à Saint-Servan l’annonce du décès de Marthe de Goutière2, le 3 juillet 1918. La peine de Jeanne est grande, sa tante adorée, son modèle est décédée en effectuant sa tâche. La peine est grande dans la famille ; Marthe était la tante adulée et tous les enfants ONRAËT étaient très attachés à sa personnalité, à son dévouement sans borne.

Dès lors, Jeanne n’a plus qu’une idée en tête, reprendre son service à Châlons-sur-Marne. Mais, sous la pression de sa famille, de son supérieur, le médecin-chef Lévy, elle poursuit sa convalescence.

A Châlons-sur-Marne et à l’hôpital Février en particulier, la grippe espagnole touche la population militaire mais aussi les soignants. Le 3 juillet 1918, le jour même de la disparition de Marthe de Goutière, disparait Marguerite MOING3, une infirmière de 32 ans, sage-femme à Sainte-Menehould avant le conflit. Malgré tous les soins qui lui sont prodigués, elle ne peut être sauvée.

En août, une seconde vague de « grippe espagnole » survient, bien plus virulente que la précédente. Malheureusement le corps médical n’a pas de protocole à mettre en place.

En octobre, l’hôpital Février rouvre ses portes et accueille de nouveau les malades.

Les 13 et 17 du mois, deux infirmiers de la 6e Section d’Infirmiers Militaires en service à l’hôpital sont à leur tour touchés par cette maladie dont les victimes sont de plus en plus nombreuses. Edouard PIERRE4 et Edouard GÉLU5 sont âgés respectivement de 29 et 33 ans.

Malgré l’affluence de malades, la surcharge de travail qui épuise les soignants, la mortalité qui met le moral à zéro, l’ambiance reste au beau fixe à l’écoute des nouvelles de la guerre. En apparence à l’arrière plan pour les civils trop occupés qu’ils sont, elles animent les esprits : il se dit que la fin serait proche, que de grandes offensives vont apporter la Victoire.

Les cas graves redoublent ; l’hôpital qui a rouvert sous l’appellation « Hôpital Complémentaire 54 » est à saturation. Des médecins, des infirmiers et infirmières sont appelés en renfort. Jeanne qui est très entourée, épaulée par ses amies infirmières qu’elle a retrouvées avec une grande joie, est très faible. Trop pour affronter les évènements. C’est pourtant avec zèle qu’elle s’emploie sans hésiter.

L’armistice, signée le 11 novembre, a apporté dans la ville préfecture un regain de vie. Tous les efforts sont tournés vers la réédification des immeubles abattus par les bombardements, les rues défoncées, les commerces et entreprises qui à tout prix doivent se relancer malgré une main d’œuvre minime.

Les hôpitaux se vident un peu mais à Février, les soins aux « grippés » perdurent. Jeanne et ses collègues hospitaliers redoublent d’effort.

Mais, soudain, après quelques jours de travail dans les salles à l’atmosphère contaminée, la jeune femme est de nouveau alitée, frappée cette fois par cette terrible grippe qui décime les chambrées de l’hôpital. Les médecins sont désarmés, ses amies accablées ne la quittent pas et font le maximum pour la soulager et l’accompagnent. La flamme qui brillait en elle vacille. Malgré les soins attentifs de tous, Jeanne s’éteint le 2 décembre 1918.

C’est la stupeur parmi les soignants qui s’en veulent de ne pas avoir sauvé leur collègue et amie. Jeanne n’est pas la première mais l’émotion est d’autant plus grande qu’elle avait déjà réchappé à la mort.

Elle est inhumée au cimetière militaire de Châlons-sur-Marne le 5 décembre 1918, au milieu des 9000 soldats qui y reposent. Elle les rejoint, elle qui est tombée sur le Champ de bataille des salles d’hôpitaux, décorée à titre posthume de la Médaille des Epidémies vermeil par le médecin-chef Lévy.

Celui-ci déclare, en présence de ses amis de l’hôpital Février : « …Jeanne avait donc, dès le premier jour de la Mobilisation, pris du service parmi nous et s’est consacrée à son rôle d’infirmière avec un zèle et un dévouement qui lui avait valu, à Saint-Servan comme ici, l’estime de ses chefs, l’affection de ses camarades, la considération des malades qui lui étaient confiés…nous saluons respectueusement la mémoire de cette noble victime du devoir qui a honoré par ses qualités, le corps des infirmières militaires…a elle aussi bien mérité de la Patrie. ».

Tout comme celui de sa tante, le nom de Jeanne est inscrit sur le Monument aux Morts de Saint-Servan- sur-Mer mais il n’a pas les honneurs du Livre d’Or de la Croix Rouge Française.

  1. Site de la S.A.C.S.A.M. : ICI ↩︎
  2. Fiche de recherche de De GOUTIERE Marthe : ICI ↩︎
  3. Fiche de recherche de MOING Berthe Marguerite : ICI ↩︎
  4. Fiche Mémoire des Hommes de PIERRE Édouard : ICI ↩︎
  5. Fiche Mémoire des Hommes de GÉLU Édouard : ICI ↩︎

SOURCES :

Archives familiales de la famille ONRAET (Remerciements à Marguerite et Jean ONRAËT, arrières petits-neveux de Jeanne)

Archives Départementales de la Marne

Wikipedia

« Les hôpitaux militaires dans la Grande Guerre »

www.memorialgenweb.org

Photos : collection A. GIROD (collection privée, ne pas copier)

Journal Officiel du 18/02/1919

Fiche de recherche de Jeanne ONRAET : ICI

Comments

  • GATY Bernard
    Reply

    Quel hommage, quel bel hommage à toutes ces personnes dévouées, courageuses, comme aussi Marguerite MOING. Quand je passe au cimetière militaire de Châlons, près des tombes de Jeanne et de Marguerite, je pense à elles et aussi aux 4500 soldats et victimes civiles, je pense aussi à ma grand tante Mélanie ROBIN, qui pendant la guerre de 14/18 était infirmière à l’hôpital temporaire N°1 à l’école des arts à Châlons; elle n’a plus de sépulture, il me reste juste son souvenir, ses photos et les cartes postales que lui ont envoyés les soldats auquel elle a prodigué des soins . Ne les oublions jamais.
    Devoir de mémoire oblige

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